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Inspiration 03-2019

RENCONTRE AU SOMMET

RENCONTRE AU SOMMET MARKUS MÜLLER Quelles valeurs sont réellement importantes pour moi et où est-ce que je me situe? Avec des méthodes telles que l’échelle des valeurs, Markus Müller soutient des personnes qui souhaitent s’approcher de leurs objectifs. cette expérience radicale. Déjà avant d’arriver sur la pente, mon ami avait un mauvais pressentiment, même si le degré de danger d’avalanche limité semblait plutôt anodin. Je pensais beaucoup avec ma tête et le cognitif a supplanté l’intuitif. Cet incident a été l’impulsion initiale qui m’a donné envie de m’intéresser à l’humain et à sa psyché. La psychologie de l’alpinisme, la prise de décision, ce que la montagne fait avec nous et les motivations que nous avons – tout cela m’intéressait. Notre motivation prime souvent sur la connaissance des facteurs objectifs, tels que la constitution du manteau neigeux. Quelles sont les motivations qui nous poussent à aller en montagne ? C’est bizarre. Beaucoup d’alpinistes disent « L’alpinisme, c’est la liberté ». Mais en réalité, c’est le contraire: tu progresses sur la corde, marches dans les traces de tes prédécesseurs et suis un chemin qui est clairement prédéfini. Le Mittellegigrat sur l’Eiger est un bon exemple: tu as une seule direction, c’est-à-dire vers le haut. Personne ne veut aller à gauche ou à droite – on ne peut d’ailleurs pas le faire. Cela signifie que la liberté est totalement limitée. Malgré tout, tout le monde dit que l’alpinisme est la liberté absolue. Et pourquoi ? Dans la philosophie des stoïciens, on apprend la chose suivante: la liberté signifie vouloir exactement ce qui est possible. Si le chien trouve la longueur de sa laisse parfaite, il est heureux. Il bénéficie d’une liberté totale parce qu’il ne veut aller nulle part ailleurs. En alpinisme, c’est la même chose: sur le Mittellegigrat, je veux seulement monter, je ne pense même pas à aller à gauche ou à droite. C’est pourquoi je me sens aussi libre. Bien que l’on n’ait qu’une seule possibilité. Parce que l’on n’a qu’une seule possibilité – et que celle-ci est notre vœu le plus cher. Les bons alpinistes parviennent à vouloir ce qui se trouve dans la limite de leurs capacités. Par exemple en escalade sportive: un grimpeur développe une intuition pour les difficultés qu’il est capable de maîtriser. Il planifie ensuite sa voie – et parvient à la parcourir un jour ou l’autre. Il se sent alors heureux parce qu’il a pressenti de quoi il était capable. Un autre exemple : un groupe de skieurs de randonnée âgés que je viens de guider. La moyenne d’âge était de 85 ans et le plus vieux avait 94 ans. Ils ont réussi à atteindre ce principe fondamental de l’alpinisme : ils veulent exactement ce dont ils sont capables et sont très heureux ainsi. Cela ressemble à la liberté absolue, bien que l’alpinisme soit quelque chose de très restrictif. Donc, les alpinistes sont des personnes plus heureuses que les autres ? Eh bien, je crois plutôt que beaucoup de bons alpinistes sont forcés de développer cette intuition au cours des années. Ils veulent exactement ce qui est possible. Cela pourrait être synonyme de liberté et rendre heureux. Mais en montagne il est bien plus facile de développer ses compétences qu’au quotidien – sans trop de pression ou de frustration. Pourquoi est-ce plus difficile au quotidien ? En montagne, les facteurs d’influence sont beaucoup moins nombreux. Nous sommes aussi influencés par moins de gens. Dans notre quotidien, nous sommes prisonniers des attentes et des obligations. En même temps, beaucoup d’options s’offrent à nous. Ainsi nous ne savons plus quelle est la bonne décision pour nousmêmes. J’ai souvent le sentiment que si quelqu’un n’accélère pas, ou ne s’insère pas dans le système de valeurs de la société actuelle, il devient suspect. On pense que cette personne ne s’est pas bien développée. En montagne, au contraire, on n’avance pas en accélérant. Il convient de bien répartir ses douze heures pour pouvoir PHOTO : ROB LEWIS PHOTO : RAPHAELA JOST tenir tout au long de la journée. Ce qui compte c’est la constance. Reinhard Karl décrit très bien la manière dont il utilise ce « temps pour respirer ». Il est si tendu et souffre tellement de son entraînement – jusqu’à ce qu’il trouve le temps de respirer. Et c’est ce que Reinhard Karl a appris en montagne ? Exactement. Il était sur la bonne voie pour s’approprier cette qualité. Malheureusement, il a perdu la vie bien trop tôt. Il existe un dicton un peu démodé qui résume parfaitement ce point: « Nous voulons aller loin, alors allons-y lentement. » Cela ne vaut pas uniquement pour la montagne, mais aussi pour le quotidien. Il faut une gestion cohérente de ses propres ressources et des ressources naturelles, mais aussi des restrictions. Et le fait de ralentir nous permet aussi d’avancer au quotidien ? Oui. Par ailleurs, il est certainement plus facile de ne pas perdre de vue l’essentiel en tant qu’alpiniste. L’alpinisme est un sport d’humilité dans lequel nous apprenons à être reconnaissants et satisfaits de ce que la nature nous donne au lieu de toujours vouloir plus. En allemand on dit « Es ist mir gelungen » (littéralement : cela m’a réussi). Cela signifie que j’y ai beaucoup contribué mais qu’il y a une partie sur laquelle je n’ai pas eu d’influence. Cela nous soulage, car tout ne dépend pas uniquement de nous, mais aussi des circonstances, de la chance ou de la période. En montagne, il en va exactement ainsi: tu atteins le sommet car la nature te le permet. Mais lors d’une tempête de foehn avec un vent soufflant à 120 km/h, tu ne peux même pas ouvrir la porte de la cabane. En montagne, nous apprenons, par la force des choses, à accepter les circonstances. Cela nous apporte un sentiment de sérénité et de satisfaction – cela dans un monde où l’on a l’impression que tout est possible, que l’on doit donc constamment s’améliorer. Comment atteindre ce sentiment de sérénité au quotidien ? C’est une question récurrente durant mes coachings: comment puis-je parvenir à être satisfait avec ce que j’ai ? Pas seulement sur le plan matériel, mais surtout avec les aspects de ma propre personnalité. C’est plus facile en montagne, car l’on est moins influencé par l’extérieur. Mais lorsque je parviens à clarifier pour moi-même quelles sont mes valeurs et mes objectifs, j’ai fait un premier pas. Comme Développer son potentiel et sentir ses limites : Markus Müller grimpe à Leonidio, Grèce. 48 INSPIRATION 03 / 2019 49

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